Plusieurs États, dont la France, cherchent à se doter de lois visant à renforcer la dimension marchande du Web pour contrer une « culture de la gratuité » particulièrement répandue chez les internautes aujourd’hui. Mais d’où vient cette idée qu’Internet devrait être gratuit ? Une partie de la réponse réside certainement dans ce qui a constitué la culture propre du réseau Internet dès ses origines : une forme de credo libertaire partagé par les universitaires fondateurs d’Internet qui collaboraient avec les militaires mais aussi, et surtout, par les premiers hackers qui ont participé activement à l’imagination et la mise en place des principales applications et des premiers services offerts par le Réseau des réseaux. D’autres éléments de réponse proviennent du changement de régime des échanges sociaux provoqué par les usagers d’Internet aujourd’hui : l’importance grandissante des échanges de biens immatériels fait apparaître les limites du droit de la propriété intellectuelle tel que défi ni jusqu’ici lorsqu’il s’applique à l’univers numérique. Cette situation nouvelle appelle l’invention de pistes alternatives à ces régimes de propriété.
La pensée utopique des précurseurs
Marqués par leur culture d’ingénieurs mais pétris aussi par la pensée humaniste, les précurseurs de l’internet – tels Vannevar
Bush [1945] ou J.C.R. Licklider [1960] – proposent de connecter en réseau des machines informationnelles, une prouesse technique susceptible de favoriser l’échange entre utilisateurs et le libre accès à la connaissance. Du point de vue des usages, c’est l’adoption, en 1969, de la pratique dite du Request For Comment (RFC) au sein d’un groupe de technologues, qui traduit le mieux les premiers éléments de cette culture de la liberté et de la gratuité des échanges sur le réseau, et qui deviendra la culture de ceux qui inventeront Internet. Ce groupe (Network Working Group) qui travaille à la mise au point de protocoles de communication entre serveurs, adopte en effet le principe de faire appel systématiquement aux commentaires de tous les chercheurs impliqués et de conserver toutes leurs remarques et propositions. Ces « appels à commentaires » préfigurent un système de « documentation ouverte où toute pensée, toute suggestions relatives au logiciel de serveur, écrites par n’importe qui et sans respecter les règles de l’écriture scientifique, peut être publiée » [Crocker, 1969]. Selon Laurent Chemla [Benamrane et al., 2005], le caractère ouvert, non hiérarchique et informel des RFC, diffusées à toutes les personnes impliquées dans le réseau Arpanet (ancêtre d’Internet), visait à encourager la créativité et la communication. La pratique du Request For Comment deviendra rapidement l’outil privilégié de communication mais aussi le support principal de constitution de la mémoire collective de la communauté responsable du développement technique du réseau. Les premiers usages du réseau seront fortement marqués par cette culture de la liberté, de la gratuité et de l’ouverture aux contributions informelles et décentralisées. L’accès sans entrave à l’information, sa libre circulation, la propriété publique des infrastructures apparaissent comme les conditions sine qua non de réalisation de ce projet utopique. L’extension d’Arpanet à Internet (interconnection de réseaux) – suite à l’invention du protocole TCP/IP – ne menace pas ce sentiment communautaire informel, les « internautes » se rassemblant d’abord aisément en groupes d’intérêt à « dimension humaine ». Le réseau de forums de discussion Usenet, inventé en 1979, crée ensuite un effet de communauté élargie. Les premières communautés en ligne font valoir un fort sentiment d’appartenance à ces espaces virtuels. Dès 1987, des firmes développent une première commercialisation de services en ligne : babillards électroniques (BBS), courriel payant (CompuServe), broadcasting culturel (inspiré du modèle télévisuel) qui sera un échec commercial. Graduellement, ces services payants se transforment en services apparemment « gratuits » parce que subventionnés par la publicité. L’apparition de l’hypertexte, des moteurs de recherche et du World Wide Web dote le réseau de caractéristiques propres à un média de masse : en 1993, Internet relie 2,5 millions d’ordinateurs. À partir de 1995 – date marquant l’entrée d’Internet dans l’économie de marché – s’affrontent deux visions du développement des services d’Internet : d’une part, une vision mercantile dans laquelle les usagers sont définis d’abord comme des clients, consommateurs de biens et services ; d’autre part, une vision citoyenne, voire libertaire, dans laquelle les usagers eux-mêmes jouent un rôle clé dans la mise en place des applications, services et infrastructures, et la production des contenus selon une logique contributive. Fait remarquable : dans les deux logiques de développement, une « culture de la gratuité » se répand fortement